III
LE « FAITHFUL »

Le lendemain ne différa en rien des jours précédents. Au cours de la nuit, le vent avait un peu adonné, mais il avait surtout considérablement faibli. Les grandes voiles pendaient désormais lamentablement et faseyaient dans un grand vacarme qui ajoutait encore au désordre ambiant.

Aux environs de midi, sous un crachin persistant et sur une mer toujours aussi grise, les trilles de sifflets volèrent dans tout le bord : l’équipage à l’arrière pour une punition !

L’événement était tristement banal, et n’aurait suscité aucun commentaire particulier en temps normal. À bord des vaisseaux du roi, la discipline était rigide et les châtiments promptement exécutés. À tout prendre, les marins se comportaient bien plus cruellement entre eux. Malheur par exemple à qui était pris à voler dans le pauvre sac d’un camarade !

Aujourd’hui pourtant, les choses étaient différentes. Après des semaines, des mois d’attente et d’inoccupation passés au mouillage dans une sorte de prison flottante ou à patrouiller le long des côtes sans aucun résultat, on aurait pu croire que les récents événements allaient tout changer.

L’état du temps non plus n’avait aucune espèce d’importance. Bolitho se tenait avec les autres officiers, les fusiliers s’alignaient sur deux rangs à l’arrière, l’équipage se pressait sur le pont. Il fallait lutter pour résister à la pluie et aux embruns, le vent aigre arrachait de longs gémissements à la toile tendue. Les choses s’engageaient, décidément sous de bien tristes augures.

L’homme qui allait subir le châtiment s’approcha de la coupée bâbord, flanqué du sombre Paget, leur capitaine d’armes, et de Mr. Tolcher, maître bosco. Paget était un homme sinistre, lippu. Coincé entre ces deux personnages, le prisonnier paraissait de loin le plus innocent du lot.

Bolitho l’observait attentivement. C’était un jeune Suédois du nom de Carlsson. Le visage émacié, avec sa longue chevelure d’un blond de lin, il regardait autour de lui comme s’il découvrait le bâtiment pour la première fois. L’homme était assez caractéristique de la diversité que l’on trouvait à bord du Trojan. Au cours de ces deux années, le bâtiment était devenu un ramassis de toutes les races ou langues possibles, et pourtant, les hommes se fondaient très vite dans l’équipage.

Bolitho détestait ces séances de fouet, qui faisaient pourtant partie de la routine en mer. Il semblait malheureusement qu’un capitaine n’eût guère d’autre solution pour maintenir la discipline à son bord lorsque son bâtiment était isolé et qu’il était loin de toute autre autorité.

On avait déjà fixé le caillebotis à la coupée. Balleine, l’aide du bosco, un homme fort comme un Turc, attendait calmement, son sac de laine rouge pendu à la ceinture.

Pears apparut à la poupe et Cairns traversa la dunette pour l’accueillir. Ses yeux étaient sans expression aucune.

— L’équipage est rassemblé, monsieur.

— Très bien.

Pears jeta un œil au compas avant de se diriger d’un pas lourd vers la lisse de dunette. On entendit un murmure parmi la foule massée en groupes compacts sur le pont principal, les passavants et jusque dans les enfléchures.

Bolitho jeta un regard aux aspirants réunis avec les officiers mariniers supérieurs. Quand il avait leur âge, ce genre de chose le rendait malade.

Il eut une pensée pour Carlsson : On l’avait pris à dormir pendant son quart, alors qu’il venait de passer toute une journée à se battre avec la toile.

Avec d’autres officiers, il en serait peut-être allé différemment. Mais le lieutenant Sparke n’était pas le genre d’homme à faire du sentiment. Bolitho se demandait s’il ne regrettait pas à présent une décision qui jetait un mauvais présage sur une journée au cours de laquelle il allait prendre la direction de l’attaque. Il lui jeta un coup d’œil de côté, mais Sparke était apparemment, comme à son habitude, digne et sévère.

— Découvrez-vous, ordonna Pears.

Il ôta sa coiffure qu’il plaça sous son bras gauche, et tout le monde en fit autant.

Bolitho détourna les yeux pour regarder sous le vent, espérant trouver un réconfort dans la contemplation des voiles. Pendant la nuit, la goélette s’était rapprochée et on l’apercevait désormais du haut des premières enfléchures. En revanche, on ne voyait encore rien de la dunette. Tout ceci dépassait l’entendement du marin moyen : un rebelle yankee les narguait, et un des leurs allait subir le fouet.

Pears ouvrit le Code de justice maritime et lut de sa voix habituelle les quelques articles qui s’appliquaient au cas qui lui était soumis. Il conclut enfin par ces mots :

— … et il sera en conséquence puni conformément au droit et aux coutumes qui s’appliquent en pareille matière à la mer – il remit sa coiffure : Deux douzaines de coups de fouet.

Et la procédure reprit automatiquement son cours. On déshabilla Carlsson jusqu’à la taille et on le lia au caillebotis, les bras étendus. Il ressemblait à un crucifié.

Balleine avait sorti le chat à neuf queues de son sac de laine et passait lentement les doigts entre les lanières. Il avait été désigné pour l’armement du cotre de Bolitho ; que pouvait-il bien penser de tout cela ?

— Faites votre devoir, ordonna Pears d’une voix dure.

Balleine tendit le bras puis le rabattit violemment : les lanières mordirent sur le dos nu dans un sinistre craquement et l’homme dénudé expira violemment l’air ainsi chassé de ses poumons.

— Un, compta le capitaine d’armes.

Tout à côté, le chirurgien et ses aides attendaient, prêts à intervenir si le supplicié s’évanouissait.

Bolitho devait se contraindre pour observer le rituel, le cœur lourd à en mourir. Tout semblait irréel : cette lumière grisâtre, les pièces posées par le voilier à la grand-voile qui faseyait doucement.

Le fouet se levait et retombait, aux premières blessures perlaient des gouttelettes écarlates, la chair se réduisait en bouillie sous les coups qui continuaient de pleuvoir. Du sang avait giclé dans sa chevelure ou ruisselait sur le caillebotis, et de là sur le pont.

— Vingt et un !

Un aspirant éclata en sanglots. Forbes, qui était le benjamin, serrait convulsivement le bras de son voisin.

Carlsson n’avait pas encore poussé un seul cri, mais il craqua sous le dernier coup et se mit à gémir pitoyablement.

— Détachez-le.

Bolitho fixait alternativement le profil du capitaine et les hommes d’équipage. Pour certains capitaines, deux douzaines n’étaient qu’une broutille. Mais dans le cas présent, l’homme risquait d’y laisser la vie. Et Bolitho se demandait si Carlsson avait seulement compris un traître mot de ce qui s’était dit en sa présence.

Les aides du chirurgien s’empressèrent de l’emmener en bas. Deux matelots commencèrent à nettoyer les traces de sang et d’autres s’employèrent sous la direction de Tolcher à remettre le caillebotis à poste. Les fusiliers rompaient, le capitaine D’Esterre replaça son épée dans son fourreau, et le reste de l’équipage retourna à ses occupations.

Sparke s’adressa à Bolitho :

— Il vaudrait mieux que nous parlions un peu de cette expédition, afin d’accorder nos violons.

— Bien, monsieur, répondit Bolitho en haussant les épaules.

Après tout, l’attitude de Sparke était peut-être bien la seule à adopter. Pour ce qu’il en connaissait, Bolitho aimait bien ce Carlsson : un garçon discipliné, chaleureux, dur à la besogne. Mais, à supposer qu’à sa place c’eût été l’une des fortes têtes du bord que l’on eût prise à dormir pendant son quart, lui eût-on infligé le même châtiment ?

Sparke s’appuya sur la lisse de dunette et examina soigneusement les deux cotres qui avaient été extraits de leurs chantiers.

— Je suis un peu sceptique, fit-il en montrant les haubans et les drisses qui vibraient comme devant. Mr. Bunce a souvent raison, mais cette fois-ci…

Un marin appela de la grande hune :

— Ohé, du pont ! Le bâtiment abat, monsieur !

L’officier de quart, Dalyell, attrapa une lunette et escalada les enfléchures au vent.

— Par Dieu, s’exclama-t-il, il a raison ! La goélette est en train de venir, pas trop, mais on la verra du pont avant la prochaine distribution de rhum !

La tête de Bolitho le fit rire aux éclats.

— Tu as vu ça, Dick, ce salopard est un sacré canaillou !

Bolitho s’abrita les yeux et finit par distinguer un bref éclair au-dessus de l’eau. Après tout, le patron de la goélette avait peut-être fait la même analyse que Bunce et se rapprochait pour ne pas risquer de perdre de vue son gros compagnon. Ou bien encore, il essayait de provoquer leur capitaine par une manœuvre d’une rare impudence. Mais, en se remémorant la tête du capitaine alors qu’il donnait lecture du Code, Bolitho se dit que cette dernière hypothèse n’avait guère de chance d’être la bonne.

Sparke reprit la conversation là où ils l’avaient laissée :

— Il va falloir agir très vite, ils ont peut-être gréé leurs filets d’abordage, encore que j’en doute. Cela les gênerait plus que nous.

Ça y est, se dit Bolitho en observant ses yeux qui brillaient de fièvre, il rêve tout haut, comme s’il voyait déjà son nom et le récit de ses hauts faits dans la Gazette.

— Je descends voir le pilote.

Et Sparke se hâta vers l’arrière, son grand menton en galoche pointé comme l’éperon d’une galère.

Stockdale apparut subitement, sorti de nulle part. Il se grattait lentement la tête.

— J’ai vérifié les armes, monsieur, et j’ai donné un coup de meule à toutes les armes blanches.

L’effort qu’avait nécessité de sa part ce peu de mots le laissait sans voix.

— On y va toujours, monsieur ?

Bolitho alla prendre la lunette de l’aspirant de quart avant de répondre.

— J’espère bien.

Il s’aperçut soudain que ledit aspirant était Forbes, celui qui avait dû s’agripper à son voisin pendant la cérémonie du fouet.

— Ça va, monsieur Forbes ?

Le garçon fit lentement oui de la tête, et répondit en reniflant :

— Oui, monsieur, ça va.

— Alors, c’est parfait.

Bolitho leva sa lunette et la pointa à travers les filets.

— Je sais, c’est dur de voir un homme se faire punir. C’est la raison pour laquelle nous devons sans cesse veiller à éliminer les causes de punition.

Il retint soudain son souffle : les têtes de mât de l’autre bâtiment émergeaient lentement de l’horizon, comme si tout le reste était englouti dans la mer. Il portait sur la grand-voile un carré de toile rouge. Raccommodage de fortune, ou signe de reconnaissance ? Il frissonna, la pluie lui ruisselait dans le cou, ses cheveux mouillés lui collaient au front. Il était un peu agaçant de ne rien voir que ces mâts plantés là tout seuls, sans rien savoir ni du bâtiment ni de son équipage.

Lorsqu’il se retourna pour discuter avec Stockdale, l’homme avait disparu aussi silencieusement qu’il était venu.

Dayell s’approcha en chaloupant sur le pont mouvant.

— On dirait bien que tu vas rester avec nous, Dick – il eut un mince sourire : Après tout, je n’en suis pas mécontent, je n’ai pas trop envie de faire le boulot de George Probyn pendant qu’il cuve son vin !

— Si ça ne t’ennuie pas, Simon, je vais recueillir l’avis de quelqu’un d’autre – un coup d’œil à la flamme du grand mât : En tout cas, on dirait que je vais prendre mon quart cet après-midi.

Pourtant, il apparut vite que le capitaine avait d’autres idées en tête et conservait une confiance inébranlable en son pilote. Bolitho se retrouva dispensé de quart et passa le plus clair de son temps libre à écrire à son père. Il compléta sa lettre en profitant d’un autre moment et termina sans phrases pour lui dire qu’il attendait impatiemment un courrier du pays. Cela resserrerait les liens avec son père, mais l’inverse était également vrai. Bolitho lui décrivait sa vie quotidienne, les vaisseaux rencontrés, les îles, en bref toute une vie morte à jamais pour le capitaine James.

Il alla enfin s’asseoir sur son coffre et se frotta les yeux de fatigue en se demandant ce qu’il pourrait encore bien trouver à ajouter.

Un grand frisson lui parcourut l’épine dorsale, comme si un fantôme venait de pénétrer dans sa chambre. Il leva les yeux, tout surpris, la lampe brillait comme avant. Mais était-ce bien sûr ? Il observa encore, jeta un coup d’œil à la penderie où ses vêtements, maintenant immobiles, se balançaient encore une seconde plus tôt.

Bolitho se redressa enfin, sans oublier de se courber pour éviter les barrots, et se précipita au carré. Les fenêtres de poupe étaient gris sombre, couvertes d’embruns et de sel séché.

Il se plaqua contre le vitrage en s’exclamant :

— Seigneur Dieu, le Sage avait raison, voilà le brouillard !

Il grimpa quatre à quatre sur la dunette. Des silhouettes informes se mouvaient autour de lui, les voiles pendaient lamentablement sur leurs vergues.

Cairns, qui était de quart, le contempla d’un air grave.

— C’est le brouillard, Dick – et lui montrant du doigt les filets : Regardez, il arrive.

Bolitho observait la lente progression de la brume, qui semblait effacer devant elle la turbulence des vagues et l’ébullition des crêtes.

— Ohé, du pont ! J’vois pus c’te goélette, m’sieur !

La voix de Pears interrompit brutalement spéculations et bavardages qui allaient bon train.

— Venez au vent, deux quarts, monsieur Cairns !

Tous les bruits cessèrent instantanément, à l’exception des trilles entre les ponts.

— Allez, du monde aux bras !

— On fera encore une ou deux encablures, annonça Cairns à l’intention des hommes sur le pont.

Il observait le comportement de la voilure, les vergues obéissaient lentement à la traction des bras. Le Trojan portait encore une imposante surface de toile, et il obéit lentement, pointant progressivement son bâton dans le lit du vent. Toile qui claquait, choc des poulies, cris des officiers mariniers, tout ce tintamarre n’arrivait pas à couvrir la voix du second, qui dit simplement au pilote :

— Bien vu, monsieur Bunce !

Ledit Bunce, qui surveillait les timoniers et la rose du compas, leva lentement les yeux. Ses yeux et ses sourcils noirs se détachaient étrangement dans cette lumière glauque.

— Mais monsieur, c’était Sa volonté, répondit-il modestement.

Pears dut se détourner pour dissimuler un sourire.

— Monsieur Sparke, cria-t-il, venez à l’arrière. Monsieur Bolitho, occupez-vous de mettre les chaloupes à l’eau.

Il y eut des cliquetis de métal, des hommes s’empressaient près des deux embarcations, les bras encombrés de couteaux, de piques, de mousquets.

Bolitho avait gagné le pont principal et surveillait la seconde chaloupe noire, qui se balançait au bout de ses palans. Il se tourna vers l’arrière : la poupe et la lisse étaient déjà noyées dans le brouillard.

— Allez les gars, vivement, sinon on n’arrivera même plus à voir le bastingage !

Quelques hommes s’esclaffèrent bruyamment.

Pears les avait entendus et dit seulement à Sparke :

— Ecoutez bien ce que va vous dire notre pilote pour les courants, cela peut vous épargner des milles et des milles de nage, et vous arriverez peut-être encore à tenir une arme lorsque vous arriverez sur la prise.

Sparke le regardait droit dans les yeux.

— Et faites bien attention. Si vous ne parvenez pas à le prendre à l’abordage, éloignez-vous et attendez que la brume se lève. Nous dériverons à peu près comme vous.

Il plaça ses mains en porte-voix :

— Carguez les voiles, monsieur Cairns ! Mettez en panne !

Des cris, des ordres, les voiles principales puis les huniers furent ferlés l’un après l’autre sur leurs vergues. Les deux chaloupes, hissées par-dessus le pavois, touchèrent enfin l’eau.

Bolitho, qui arrivait sur la dunette, salua :

— Les hommes sont parés, monsieur.

Sparke lui tendit une note manuscrite.

— Voici le cap estimé. Mr. Bunce a tenu compte de la dérive de la goélette et du courant. Nous y allons, monsieur, fit-il en se tournant vers le capitaine.

— Parfait, monsieur Sparke, allez-y.

Il allait poursuivre, mais se tut en voyant la tête de Sparke. Il continua cependant à l’intention de Bolitho :

— Et ne vous perdez pas, je n’ai pas envie de ratisser la baie du Massachusetts pendant un an !

— Je ferai de mon mieux, monsieur, répondit Bolitho dans un grand sourire.

En le voyant courir à la coupée, Pears dit à Cairns :

— Quel chien fou, celui-là !

Mais Cairns regardait les deux embarcations qui se balançaient le long du bord. Les hommes avaient déjà embarqué et attendaient Sparke et Bolitho pour pousser. Il se sentait de tout cœur avec eux. Il savait bien que le capitaine avait pris la seule décision raisonnable, mais cela ne le laissait tout de même pas indifférent de ne pas être avec eux.

Les coques noires s’éloignèrent enfin, les avirons plongeaient dans l’eau en cadence, et elles s’estompèrent dans la brume.

— Faites doubler la veille, monsieur Cairns, charger les pierriers, et prévenez vos gens que nous risquons d’avoir à repousser une tentative d’abordage.

— Et qu’allez-vous faire maintenant, monsieur ?

Pears contempla son bâtiment : les voiles étaient soit carguées soit inertes, le Trojan se balançait doucement dans la houle.

— Ce que je vais faire ? Dîner, imaginez-vous.

 

Bolitho se leva dans la chambre en s’agrippant à l’épaule de Stockdale, le temps de trouver son équilibre. Sous la chemise à carreaux, il avait l’impression de se tenir à une poutre. Le brouillard se répandait en volutes dans l’embarcation, s’accrochait aux bras, aux visages, leurs cheveux étaient brillants de givre.

Les avirons se levaient régulièrement, lentement. Ne pas se presser, préserver ses forces pour ce qui allait suivre.

— Venez au noroît, Stockdale, je suis sûr que c’est le meilleur cap.

Il imaginait la tête de Bunce : mais enfin, il n’y a même pas d’autre route possible !

Laissant Stockdale à la barre, il rampa par-dessus le compas et s’avança lentement jusqu’à l’étrave. Il était bien obligé d’écraser au passage des hommes recroquevillés qui grognaient un peu, et se cognait aux armes entassées un peu partout.

L’armement réglementaire d’une chaloupe de vingt-huit pieds se compose de huit hommes plus un bosco. Dans le cas présent, ils étaient dix-huit officiers et marins à bord.

Il alla rejoindre Balleine, l’aide du bosco, penché sur l’étrave comme une figure de proue, qui scrutait la mer à travers la brume, une main en pavillon autour de l’oreille pour tenter de discerner le bruit du bâtiment, ou l’autre embarcation.

— Je ne vois pas la chaloupe du second lieutenant, lui glissa Bolitho, nous ne pouvons compter que sur nous-mêmes.

— Oui, monsieur, répondit assez sèchement Balleine.

Le bosco a encore en tête la séance de fouet, se dit Bolitho, ou bien il est vexé qu’on lui ait confié la veille alors que Stockdale est à la barre.

— Vous savez, je compte énormément sur votre expérience, Balleine – l’homme hocha la tête et Bolitho se dit qu’il avait tapé dans le mille : Et nous manquons d’hommes d’expérience.

Le bosco sourit :

— Mr. Quinn et Mr. Couzens, monsieur, j’vais veiller sur eux.

— Je le sais.

Il lui prit amicalement le bras et retourna à l’arrière. Il reconnaissait çà et là une tête, une silhouette. Dunwoody, le fils d’un meunier du Kent, Koutbi, un Arabe très noir recruté à Bristol et dont, même maintenant, personne ne savait rien. Rabbett, un petit homme trapu de Liverpool. Varlo, qui avait eu un chagrin d’amour et qu’un détachement de presse avait ramassé dans la taverne où il noyait sa peine. Il avait appris à tous les connaître, certains mieux que les autres, qui respectaient davantage le mur qui sépare l’avant de l’arrière.

Il revint s’asseoir dans la chambre entre Quinn et Couzens. À eux trois, ils n’avaient pas cinquante-deux ans, et cette pensée saugrenue le fit rire. Les deux autres se tournèrent vers lui, interloqués.

Ils doivent se dire que je déraille. Je ne vois plus Sparke, et je suis sans doute dans la mauvaise direction.

— Je suis désolé, leur expliqua-t-il, je me faisais seulement une réflexion – il avala une grande goulée d’air salé : Mais au moins, on est bien mieux ici qu’à bord.

Il s’étira longuement. Stockdale rigolait doucement.

— En tout cas, on peut faire ce qu’on veut, intelligent ou pas.

— Je comprends ce que vous voulez dire, fit Quinn.

— Vous savez, reprit Bolitho, votre père sera fier de vous après ça.

— Si nous vivons assez longtemps pour le revoir.

Cairns avait raconté la vie de Quinn à Bolitho, et en particulier ce que signifiait « commerce du cuir ». Bolitho s’imaginait le père de Quinn comme l’un des tanneurs ou des bourreliers qu’il avait connus à Falmouth : un modeste artisan qui fabrique des harnachements, des longes ou des souliers. Cairns avait manqué pouffer de rire.

— Vous n’y êtes pas, le père de Quinn appartient à l’une des sociétés les plus en vue de la Cité. Il est fournisseur de l’armée et a une influence énorme ! Quand je vois ce jeune Quinn, je suis émerveillé devant le courage dont il a fait montre pour laisser tomber autant d’argent et de pouvoir. Il faut vraiment qu’il soit héroïque ou complètement fou pour avoir choisi ça !

Un gros poisson jaillit à la surface avant de replonger dans une grande gerbe. Couzens et d’autres avec lui sursautèrent.

— Lève-rames ! ordonna Bolitho d’un simple geste du bras.

Les avirons s’immobilisèrent à l’horizontale. Bolitho prit soudain conscience de leur isolement, de cette mer qui les enserrait. L’eau gargouillait encore autour du safran tandis que la chaloupe mourait sur son erre, un autre poisson jaillit, on entendait la respiration lourde des hommes de nage.

— J’aperçois l’autre chaloupe, murmura soudain Quinn.

Bolitho tourna la tête dans la direction indiquée, à tribord : oui, il entendait le bruit des avirons. Sparke était tout près, il avait pris le même cap que lui.

— Avant partout !

Couzens toussota nerveusement et lui demanda :

— Com… combien croyez-vous qu’ils seront, monsieur ?

— Ça dépend. S’ils ont déjà fait une prise ou deux, ils doivent être à court d’hommes. Sans ça, ils peuvent être deux fois plus nombreux que nous ou même davantage.

— Je vois, monsieur.

Bolitho détourna le regard : non, Couzens ne voyait rien, mais il parlait déjà comme un vieux briscard.

Ce brouillard lui parut soudain glacial, peut-être se déplaçait-il un peu plus vite ? Il imaginait sans peine les conséquences : le vent qui se lève, chassant la brume, les laissant totalement exposés aux pièces de la goélette. Un malheureux pierrier suffirait à les réduire en bouillie avant même qu’ils pussent crocher un seul grappin.

Il observait tous ses hommes un par un, les hommes de nage et les autres. Combien d’entre eux passeraient à l’ennemi si cela arrivait ? On voyait très souvent des marins britanniques pris par des corsaires rallier leurs vainqueurs, et la marine en faisait d’ailleurs autant avec ses prisonniers. À bord du Trojan, par exemple, plusieurs matelots avaient été enrôlés ainsi en deux ans, tant à terre qu’à la mer. À tout prendre, les hommes préféraient encore se battre pour le compte d’un ex-ennemi que souffrir la maladie, la mort ou croupir sur un ponton. Quand il y a de la vie, il y a de l’espoir.

Bolitho passa lentement la main sur sa cicatrice qui le faisait souffrir. Il avait l’impression d’une proéminence sur son crâne.

Stockdale ouvrit imperceptiblement le volet de son fanal pour lire le compas.

— On est toujours au bon cap, monsieur.

Il semblait s’amuser prodigieusement.

Et ils continuèrent d’enchaîner les mêmes actions : relever des hommes de nage, guetter les bruits de Sparke, veiller aux dangers ou au moindre indice suspect.

Bolitho essaya de réfléchir. Le patron de la goélette était un pratique qui connaissait bien les parages, il avait donc peut-être poursuivi sa route un peu plus longtemps, suffisamment pour sortir du brouillard. Il pouvait en conséquence se trouver déjà à des milles devant et bien rire en songeant aux imbéciles qui tiraient péniblement sur le bois mort pour atterrir enfin je ne sais où en Nouvelle-Angleterre.

Il lui fallait approfondir cette idée, qui risquait fort de se concrétiser. Dans ce cas, ils pouvaient espérer arriver au rivage sans avoir été vus. Il leur faudrait essayer de s’emparer d’un petit bâtiment et repartir à la voile. Et après ?

Balleine l’appela :

— J’aperçois une lueur, monsieur.

Bolitho laissa le cours de ses pensées et se précipita à l’avant.

— Ici, monsieur.

Le lieutenant essayait d’accoutumer ses yeux à l’obscurité. Oui, c’était exactement cela, une lueur, comme la fenêtre embuée d’une taverne au bord de l’eau, sans forme précise, diffuse.

Balleine se passait la langue sur les lèvres.

— Un fanal, accroché très haut. Il doit donc y avoir un deuxième salopard dans le coin.

Les calculs de Bunce étaient parfaits. Sans lui, ils auraient très bien pu manquer le bâtiment et son feu. Il estimait la distance à un mille, peut-être moins.

— Lève-rames ! ordonna Bolitho, et il regagna la chambre pour mettre les autres au courant.

— Il est droit devant, les gars. D’après notre dérive, il doit nous montrer soit l’avant soit le cul. Nous verrons bien.

— Monsieur, Mr. Sparke arrive, fit Quinn d’une voix enrouée.

Le second lieutenant les hélait :

— Etes-vous paré, monsieur Bolitho ?

Il semblait nerveux, presque agressif, maintenant que le doute n’était plus permis.

— Oui, monsieur.

On distinguait désormais la silhouette de sa chaloupe et Sparke lui-même, à qui sa chemise et son pantalon blancs donnaient l’air d’un fantôme.

— Nous prendrons chacun par un bout, comme cela ils seront obligés de diviser leurs forces.

Bolitho ne répondit rien, mais sentit son cœur se glacer. Par les deux bouts, ainsi, celle des deux chaloupes qui arriverait la dernière courait un gros risque de se faire repérer avant d’avoir croché dedans.

— Je me charge de l’arrière, conclut Sparke, et sa chaloupe se remit en route.

Bolitho attendit qu’elle fût avalée par le noir avant d’ordonner à ses hommes d’en faire autant.

— Vous savez tous ce que vous avez à faire ?

Couzens fit oui, le visage crispé par la concentration :

— Je reste dans la chaloupe, monsieur.

— Et moi, ajouta précipitamment Quinn, je vous soutiens, monsieur… euh, Dick, et je m’empare du château.

— Et Balleine, ajouta Bolitho, tient ses hommes jusqu’à ce qu’ils soient parés à faire usage des mousquets.

Cairns avait beaucoup insisté sur ce point, et à juste titre. Si un imbécile chargeait son mousquet trop tôt, il risquait de lâcher un coup de feu intempestif.

Bolitho dégaina son sabre courbe, défit son ceinturon et le jeta dans le fond de la chaloupe. Il n’en aurait pas besoin pour l’attaque, et il risquait au contraire de le gêner en se prenant dans un obstacle quelconque.

Tout en continuant d’observer le fanal sur leur avant, il passait machinalement la main sur le dos de la lame. La lueur se faisait de plus en plus nette au fur et mesure qu’ils approchaient de l’objectif. Du coin de l’œil, il aperçut soudain des éclaboussures : Sparke faisait force de rames pour l’effort final.

Et Bolitho découvrit soudain les mâts et les espars qui se découpaient en noir sur le ciel nuageux, le fanal devenu maintenant nettement visible.

Stockdale posa la main sur le bras de Couzens et le jeune homme sursauta comme s’il avait été piqué.

— Ici, monsieur, prenez la barre – il dut le guider comme un aveugle : Relevez-moi pendant que je vais toucher un mot là-bas.

Stockdale sortit son antique coutelas qui pesait au bas mot deux fois plus que les armes modernes.

Bolitho leva le bras, les avirons s’immobilisèrent et restèrent posés en l’air comme des ailes déplumées.

Il attendit, suspendit son souille. On sentait encore la force du courant, l’action du gouvernail. Ils allaient percuter l’avant en surplomb mais, avec un peu de chance, pourraient escalader le boute-hors.

— Rentrez !

Il parlait aussi fort qu’on peut le faire à voix basse, mais on entendait sûrement de Boston son cœur qui battait la chamade. Ses lèvres étaient serrées en une espèce de rictus bizarre qu’il ne parvenait pas à contrôler. Même ses impressions lui échappaient, mélange de folie, de désespoir, de terreur.

— Parés aux grappins !

Le long boute-hors arrivait droit sur eux comme pour les écraser. Balleine se dressa, son grappin à la main, calculant le moment propice. Il dut se plier en deux pour éviter la sous-barbe.

Puis il y eut une détonation, suivie d’un hurlement déchirant. Bolitho comprit tout à la seconde : l’éclair sorti de la mer, la riposte du bâtiment, des cris, des hommes qui se hélaient, des mouvements de panique, des coups de feu en direction de la chaloupe d’où était parti le coup.

— Parés les gars ! hurla-t-il en se levant d’un seul bond.

Il essaya de chasser Sparke de ses pensées : cet imbécile avait laissé quelqu’un charger son mousquet, et le coup était parti, blessant l’un de ses hommes. Mais maintenant, le mal était fait, et tant pis pour eux tous.

Bolitho attrapa au vol la ligne du grappin qui avait croché dans le boute-hors et s’entortillait autour de l’espar.

— Sus à eux, les gars !

Jouant des pieds et des mains, le sabre d’abordage pendu à son poignet par la dragonne, il réussit enfin à escalader le bordé et à franchir le dévers.

À l’autre bout, des éclairs de mousquets jaillissaient de toute part. Les hommes de Bolitho se mirent en devoir de s’emparer du château, dans un environnement qui leur était totalement inconnu. On tirait des coups de feu, les balles venaient se ficher dans le pont ou passaient en miaulant au-dessus de la chaloupe.

Il entendait Quinn qui peinait à côté de lui pour se frayer un chemin : Stockdale était juste devant, le coutelas pointé comme pour mieux flairer l’adversaire.

Un objet inconnu jaillit de l’ombre et un homme tomba dans un grand soubresaut, une pique enfoncée dans la poitrine. D’autres cris, deux autres de ses hommes tombèrent.

Ils avaient pourtant progressé. Bolitho assura fermement son sabre et cria d’une voix forte :

— Au nom du roi, rendez-vous !

Comme de bien entendu, la sommation fut accueillie par un concert d’injures et de plaisanteries. Cela lui donna cependant les quelques secondes nécessaires pour repartir à l’assaut. Il réussit à arracher un sabre à la volée. L’homme essayait désespérément de le récupérer, mais Stockdale était là et lui planta son grand couteau dans le crâne.

Ils combattaient désormais au corps à corps, lame contre lame. Derrière lui, Balleine poussait des hurlements et lançait des jurons. Les balles sifflaient çà et là, il réussit à tirer plusieurs coups contre les tireurs d’élite postés dans les enfléchures.

Un barbu émergea de la masse des autres, et Bolitho réussit à parer sa lame dans un grand clirig. Bousculés tous les deux, ils réussirent à trouver un coin plus dégagé. Alentour, des silhouettes confuses tournoyaient, titubaient comme des ivrognes. Les couteaux jetaient des étincelles, on entendait des hurlements de terreur ou de haine.

Bolitho se fendit, frappa violemment l’homme dans les côtes et parvint enfin à lui porter au cou une attaque d’une telle violence qu’il se tordit le poignet.

Mais rien n’y faisait, ils étaient inexorablement repoussés vers le gaillard d’avant. Bolitho entendit un coup de canon dans le lointain : sans doute un autre bâtiment qui rôdait dans les parages et qui essayait de manifester sa présence.

Il dérapa soudain dans la bouillie sanglante et un mourant, piétiné par les combattants, essaya de lui saisir la cheville.

Un homme tomba dans un grand cri, atteint par une balle. Il était mort avant d’avoir touché le pont mais, au milieu des marins qui se battaient avec l’énergie du désespoir, il avait l’air de s’accrocher encore à la vie comme un danseur fou.

Bolitho aperçut deux jambes toutes blanches près du pavois et reconnut Quinn. Il subissait l’assaut de deux adversaires, Bolitho frappa l’un des deux à l’épaule. Quinn poussa un grand cri, tomba à genoux. Il avait perdu son sabre et se tenait la poitrine à deux mains.

Son attaquant était à ce point pris par la lutte qu’il semblait ne même pas voir Bolitho. Il se dressa au-dessus du lieutenant, leva le bras pour le coup final. Bolitho le saisit par la manche, l’envoya valdinguer, réussit à le déséquilibrer et lui donna enfin un grand coup de sa garde au visage. Son poignet blessé le faisait extrêmement souffrir.

L’homme, crachant toutes ses dents, se redressa et se préparait pour une nouvelle attaque, quand il s’arrêta net, les yeux révulsés avant de tournoyer et de s’effondrer. C’était Balleine, qui s’avança pour retirer sa hache d’abordage du dos dans lequel elle était plantée, comme s’il s’agissait d’une vulgaire bûche à fendre.

Les attaquants continuaient de battre en retraite, mais on entendit soudain la grosse voix de Sparke :

— A moi, du Trojan, à moi !

Désormais, l’ennemi était attaqué des deux côtés, d’autres embarcations arrivaient peut-être à la rescousse, et le combat cessa aussi brutalement qu’il avait commencé. Les corsaires n’injuriaient même plus les marins anglais. Les marins du Trojan, encore sous le coup de cette lutte sauvage qui avait tué ou blessé tant des leurs, ne l’auraient pas supporté. Les hommes de la goélette se laissèrent donc désarmer sans résistance et furent rassemblés en deux groupes séparés.

Sparke, un pistolet dans chaque main, s’avança au milieu des blessés et des cadavres et cria en voyant Bolitho :

— Cela aurait pu être bien pire !

Il ne pouvait contenir son enthousiasme.

— Joli petit bateau, n’est-ce pas ? – il aperçut soudain Quinn : C’est grave ?

Balleine avait déchiré la chemise du lieutenant et tentait d’arrêter l’hémorragie.

— Il a la poitrine fendue comme une pêche, monsieur. Mais si nous parvenions à l’emmener…

Cependant Sparke était déjà parti à la recherche de Frowd, son pilote, pour remettre le bateau en état de faire route au premier souffle de vent.

Agenouillé près de Quinn, Bolitho lui tenait la main pour l’empêcher de toucher à sa blessure pendant que Balleine confectionnait un pansement de fortune.

— Calmez-vous, James.

La tête du blessé chavira, il luttait désespérément contre la douleur épouvantable. Ses mains étaient glacées, il perdait abondamment son sang.

— Ça va aller, je vous le promets.

Sparke était de retour.

— Allez, allez, monsieur Bolitho, il y a tant de choses à faire. Et je crains que nous n’ayons de la visite d’ici peu.

Et plus bas, d’une voix que Bolitho ne lui avait jamais connue en deux ans de bord :

— Je sais très bien ce que vous éprouvez, au sujet de Quinn. Vous vous sentez responsable de ce qui est arrivé. Mais vous ne devez pas le montrer, pas maintenant, devant tous nos hommes ! Ils sont encore sous le choc, il faut leur laisser le temps de se remettre. Ils ont les yeux rivés sur nous, alors, les regrets seront pour plus tard, compris ?

Puis, reprenant son ton habituel :

— Bon, passons aux choses sérieuses. Il faut mettre les chaloupes à la traîne, vérifier l’armement ou ce qu’il en reste, charger toutes les armes pour repousser une attaque éventuelle : des cartouches à mitraille, des sacs de balles, tout ce que vous trouverez.

Il héla un homme qui passait dans le brouillard :

— Vous, Archer, pointez un pierrier sur les prisonniers et au moindre signe de révolte… vous savez ce que vous avez à faire !

Stockdale essuyait soigneusement son couteau avec un morceau de chemise arraché à un malchanceux.

— Je vais veiller sur Mr. Quinn, monsieur – il remit son couteau dans sa ceinture : Un grand verre lui ferait du bien, j’imagine.

— C’est ça, fit Bolitho en s’éloignant ; occupez-vous-en.

Point n’était besoin de voir pour imaginer le spectacle du pont encore plongé dans l’obscurité : des gémissements, de sourds grognements en disaient assez sur l’état des lieux.

Dunwoody, le fils du meunier, se tenait près d’un corps sans vie allongé contre le pavois.

— C’était mon copain, monsieur, Bill Tyler.

— Je sais, répondit Bolitho, je l’ai vu tomber.

Il se souvint du conseil de Sparke et ajouta :

— Enlevez-moi ce fanal de la mâture, il vaut mieux ne pas attirer les moustiques, vous ne croyez pas ?

Dunwoody se releva, essuya ses larmes.

— Non, monsieur, vous avez raison, faut pas les attirer.

Et, jetant un dernier regard à son ami, comme s’il ne parvenait toujours pas à y croire, il retourna à la besogne.

Sparke était partout à la fois. Il vint rejoindre Bolitho près de la roue.

— Il s’agit du Faithful, il appartient aux frères Tracy de Boston. De sacrés corsaires, ceux-là, et efficaces.

Bolitho ne disait rien, ses mains tremblaient toujours autant.

— J’ai fouillé la chambre, continua Sparke, c’est une vraie mine d’informations – il jubilait et lui montra le cadavre aux yeux révulsés de l’homme tué par Balleine : Le capitaine Tracy a été tué dans l’affaire, c’est lui. Son frère commande apparemment un joli petit brick, le Revenge, qu’ils nous ont pris l’an passé. Ils l’ont rebaptisé Mischief.

— Oui, monsieur, je m’en souviens, il s’était fait prendre au large du cap May.

Il parvenait à parler d’une voix calme, il n’en revenait pas lui-même. On aurait pu croire à une aimable conversation, alors qu’ils se trouvaient au beau milieu d’un carnage.

Sparke le regarda d’un peu plus près :

— Ça va, vous vous sentez mieux ? – et sans attendre la réponse : Parfait, il n’y a rien d’autre à faire.

— Ils avaient une cargaison, monsieur ? demanda Bolitho.

— Non, rien du tout. Ils s’apprêtaient visiblement à s’en faire une avec notre convoi.

Et regardant les mâts tout nus :

— Mettez les hommes à dégager le pont, c’est une vraie boucherie. Faites jeter les cadavres par-dessus bord et descendre les blessés. Ce ne sera pas beaucoup plus confortable, mais il y fait plus chaud. En outre, j’aimerais qu’ils se tiennent tranquilles. Il y a encore du monde dans le coin, j’ai l’intention de garder cette prise.

Bolitho cherchait des yeux son chapeau qu’il avait perdu dans la bagarre. C’est bien lui, songeait-il amèrement. L’espace d’un instant, il avait pris le souci de Sparke pour une marque d’humanité, cela aurait été trop beau.

Ils s’employèrent sans relâche à nettoyer le pont et à fouiller le bâtiment, à la recherche d’armes et de stocks divers. Tous les hommes indemnes s’occupaient du gros labeur, les blessés légers surveillaient les prisonniers. Quant aux blessés graves, dont celui qui s’était arraché la moitié de la figure en faisant partir son mousquet, ils s’arrangeaient comme ils pouvaient.

Sparke ne lui avait pas parlé de ce coup de mousquet. Sans cet incident, leurs pertes auraient certainement été bien moindres, pour ne pas dire minimes. Les hommes de la goélette étaient certes courageux, mais on les avait pris par surprise, et ils n’avaient pas l’habitude de la rude discipline des marins du Trojan ; oui, l’affaire se serait soldée par une ou deux égratignures. Et Bolitho savait pertinemment que Sparke en était bien conscient. Il espérait sans doute que Pears ferait plus attention à la valeur de la prise qu’à ce qu’elle leur avait coûté.

Bolitho descendit plusieurs fois à la grand-chambre, là où feu le capitaine Tracy avait vécu, avait médité ses plans. On y avait porté Quinn, qui reposait sur une banquette sommaire, le visage livide. Ses pansements étaient imbibés de sang, il s’était mordu la lèvre à en saigner.

Bolitho demanda à Stockdale ce qu’il en pensait.

— Il a envie de vivre, monsieur, mais j’ai peur qu’il n’y ait guère d’espoir.

 

Les premières lueurs de l’aube apparaissaient dans le banc de brouillard. Ils avaient fracturé la serrure de la cambuse et chacun, les deux jeunes aspirants compris, reçut une généreuse ration d’un excellent rhum.

Sur un total de trente-six officiers et matelots, douze étaient morts ou peu s’en fallait, et plusieurs des survivants étaient suffisamment blessés pour ne pas être bons à grand-chose.

La brume s’éclaircissant doucement, Bolitho commençait à mieux distinguer les formes de la goélette. Couzens et l’aspirant Libby, qui se trouvait dans la chaloupe de Sparke, contemplaient les grandes taches de sang qui s’étalaient partout sur le pont, comme s’ils prenaient brutalement conscience de ce qui s’était passé là.

Mr. Frowd, le pilote, attendait près de la roue en observant les voiles souples que les hommes de Bolitho avaient remises à poste, dans l’attente du premier soupçon de vent. Tout était silencieux, hormis çà et là le claquement d’une pièce de gréement qui se balançaient, le grincement des membrures sous l’effet du roulis imprimé par la houle.

Aube signifiait également regain de danger, que l’on flairait comme ferait un renard obligé de s’avancer en terrain découvert.

Bolitho examina plus attentivement le plan de pont. Le Faithful était armé de huit pièces de six livres et de quatre pierriers, le tout de fabrication française. Ce qui, sans parler des bouteilles d’excellent cognac qu’ils avaient découvertes dans la chambre du capitaine, laissait entrevoir des liens étroits avec les corsaires français.

Le Faithful était un fort joli petit bâtiment, long de soixante-quinze pieds environ. À le voir de près, il devait remonter au vent à merveille et en tout cas donnerait du fil à retordre à n’importe quel bâtiment à gréement carré. Bolitho n’avait pas connu le capitaine Tracy avant sa fin brutale, mais quels qu’eussent été ses plans, il n’avait certainement pas prévu qu’il serait mort à l’aube.

La bôme de la grand-voile au tiers commença d’osciller lentement, le pont vibrait.

— Activez-vous un peu, cria Sparke, le vent se lève !

— Paré à la misaine ! ordonna Bolitho – un geste à Balleine : Occupez-vous de la misaine et du foc !

Balleine semblait tout excité de ce soudain retour à la vie.

— Et vous, monsieur Frowd, trouvez un bon barreur !

L’intéressé lui sourit de toutes ses dents. Il avait déjà pensé à sélectionner un bon barreur et comprenait fort bien les réactions de Bolitho : il servait déjà dans la marine quand le quatrième lieutenant était encore au berceau.

Chacun devait faire trois choses à la fois. Sous l’œil des prisonniers qui les regardaient en silence, les marins anglais s’affairaient sur le pont encombré comme s’ils avaient été à bord depuis des mois.

— Monsieur ! Pommes de mâts sur tribord !

Sparke se retourna, Bolitho lui montra ce qui émergeait d’un banc de brume : deux mâts, une flamme de guerre, un bâtiment visiblement plus gros que le Faithful.

Les hommes établissaient la misaine dans le fracas habituel de poulies, puis ce fut au tour de la grand-voile, avec son étrange placard rouge.

— Nous avons de quoi gouverner, monsieur, annonça le timonier.

Sparke jeta un coup d’œil au compas.

— Le vent est resté stable, monsieur Frowd, remontez un peu, nous allons tenter de reprendre l’avantage du vent à l’autre beauté et nous abattrons si besoin est.

Les deux voiles se tendaient sur leurs bômes, faisant éclater en paillettes le givre qui les recouvrait.

— Monsieur Couzens, cria Bolitho, prenez trois hommes et allez donner un coup de main à Balleine pour établir la voile d’étai.

Il se retourna pour voir ce que Sparke venait de découvrir : le second bâtiment semblait se ruer sur eux à travers les filaments de brume qui se déroulaient en longues volutes. Un brick, hissant à la corne les couleurs de l’Union qui leur étaient devenues familières, le cercle étoilé sur fond rayé.

Certains prisonniers ricanaient déjà doucement, et l’un d’eux déclara :

— A présent, vous allez voir la volée de ferraille qu’ils vont vous mettre avant de vous enterrer pour de bon !

— Faites taire cet homme, aboya Sparke, ou mettez-lui une balle dans la tête, ça m’est égal – et à Frowd : Abattez de deux rhumbs.

— Venir au nordet !

— On met les six-livres en batterie, monsieur ?

Sparke observait l’ennemi à la lunette.

— C’est ce bon vieux Mischief – il réussit à stabiliser l’instrument : Ali ! voilà, je vois le capitaine, sans doute le frère Tracy. Si nous arrivons à portée de canons, il nous réduira en bouillie en moins d’une demi-heure. La vitesse et la manœuvre sont nos seules chances.

Et il sortit sa montre de son gousset, sans même sourciller lorsque, dans un grand fracas, le premier boulet vint faire un trou de bonne taille au beau milieu de la grand-voile.

Les embruns commençaient à gicler entre les bossoirs et arrosaient copieusement les matelots massés à l’avant. Le vent forcissait, chassant le brouillard qui semblait prendre la fuite devant le bâton de foc menaçant.

À présent le brick, qui avait établi misaine et huniers, les poursuivait gaillardement. Il tentait visiblement de leur prendre le vent et de les rattraper en un seul bord. Ses deux pièces de chasse tiraient alternativement des boulets au sifflement caractéristique : boulets à chaîne ou rainés. Si un seul de ces coups percutait le grand mât, ce serait le début de la fin.

Apparemment, une troisième pièce venait de pointer sur eux. Un obus frappa l’arrière, assez bas, coupa quelques manœuvres et manqua tuer l’un des prisonniers qui s’était dressé pour observer le spectacle.

— Alors, rigola un marin, tu vois c’qui se passe, mathurin ? C’coup-ci, la ferraille des Yankees a failli pas te louper, hein ?

Balleine arrivait :

— Je pourrais larguer les deux canots, monsieur, ça nous ferait gagner un petit nœud…

Mais il fut coupé par un autre boulet qui, frappant l’eau à toucher le bordé, lessiva copieusement tout l’arrière d’une jolie gerbe d’écume.

Un matelot qui n’en croyait pas ses yeux s’écria soudain :

— Le yankee s’en va, monsieur !

Sparke consentit un petit sourire de satisfaction : à travers la brume qui se dissipait, le Trojan arrivait sur eux à toute vitesse. On apercevait deux lignes de points noirs, les gueules de la bordée parée à faire feu.

— Monsieur Bolitho, fit Sparke, regardez donc : c’est nous qu’ils auraient eus si nous n’avions pas fait attention !

L’aspirant Libby courut à l’arrière comme un lapin et, un instant plus tard, les couleurs britanniques montaient à la corne, aussi écarlates que celles qui flottaient à la poupe dorée du Trojan.

En bas, dans la chambre exiguë, Stockdale essuyait le front de Quinn. Il leva les yeux vers la claire-voie.

— Qu’est-ce que c’est que tout ce bruit ? demanda Quinn entre ses lèvres.

— Des cris de joie, monsieur, répondit Stockdale d’une voix lasse, ils ont dû voir ce bon vieux Trojan.

Quinn se raidit soudain, la douleur revenait, et le cognac qu’on l’avait forcé à ingurgiter le brûlait affreusement. S’il survivait, il ne serait plus jamais le même. Stockdale revoyait les corps jetés à la mer, amis et ennemis mêlés. À tout prendre, il préférait tout de même son sort au leur.

 

En vaillant équipage
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